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Sivishe était une ville morne, grise et déprimante comme si la proximité d’Heï l’oppressait. Les imposantes résidences de Bellevue et des Hauts de Zamia, si elles étaient ostensiblement prétentieuses, n’avaient ni style ni raffinement. Les habitants de Sivishe étaient tout aussi peu attrayants : maussades, dépourvus de fantaisie, la peau grise et une certaine tendance à l’embonpoint. Ils mangeaient aux repas de grands bols de lait caillé, des écuelles de racines bouillies, de la viande et du poisson relevés d’une sauce noire à saveur rance qui cartonnait le palais de Reith, encore qu’Anacho lui déclarât qu’elle se présentait sous une multitude de variantes et était en réalité appréciée des gourmets. Il y avait, en fait de divertissements collectifs, des courses, non d’animaux mais d’hommes. Elles avaient lieu tous les jours, et le trio assista à l’une de ces manifestations le lendemain de son entrevue avec Woudiver. Les huit participants, revêtus de casaques de couleurs différentes, portaient une perche en haut de laquelle était posé un fragile globe de verre. Les concurrents ne cherchaient pas seulement à se distancer mutuellement : ils s’efforçaient aussi de se faire d’habiles crocs-en-jambe : celui qui tombait brisait sa boule de verre et était instantanément disqualifié. Les spectateurs – ils étaient vingt mille – exhalaient du début à la fin de chaque course une sorte de grondement sourd qui ne cessait pas. Reith remarqua plusieurs Hommes-Dirdir parmi le public. Ils pariaient avec autant d’entrain que n’importe qui, mais prenaient soin de se tenir à l’écart. Le Terrien se demanda si Anacho ne risquait pas d’être reconnu par d’anciennes relations et fit part de ses craintes à ce dernier. Mais Anacho se contenta de rire d’un rire amer :

— Avec cet accoutrement, je suis tranquille : pas de danger qu’ils me voient ! Si j’étais habillé comme un Homme-Dirdir, en revanche, je serais immédiatement reconnu et dénoncé aux Censeurs. J’ai déjà aperçu une demi-douzaine d’ex-connaissances. Et pas un seul de mes amis de naguère n’a posé les yeux sur moi.

Ils visitèrent les Chantiers Astronautiques de Grand Sivishe, déambulant d’un pas de flâneur à leur périphérie tout en observant l’activité qui régnait à l’intérieur. Les fusées étaient de hautes nefs fuselées dotées d’ailerons et d’ailettes aux formes compliquées, aussi différentes des volumineux vaisseaux wankh et des pompeux engins des Chasch Bleus que ces derniers l’étaient des astronefs terriens. Apparemment, les Chantiers ne tournaient pas à plein rendement et la production était bien inférieure à leur capacité. Néanmoins, ils étaient loin de chômer. On était en train de procéder à la révision de deux cargos et une unité de ligne était en cours de montage. Il y avait en outre trois bâtiments de petit tonnage, un vaisseau militaire désarmé, cinq ou six vedettes spatiales en réparation et, derrière les ateliers, s’entassaient pêle-mêle des coques hors d’usage. À l’extrémité opposée du terrain, trois vaisseaux en ordre de marche étaient garés, chacun planté sur un grand cercle noir.

— Ils vont de temps en temps à Sibol, expliqua Anacho, mais le trafic est peu important. Autrefois, quand les Expansionnistes étaient à leur apogée, les fusées dirdir s’envolaient à destination d’une foule de planètes. Mais plus maintenant. Les Dirdir sont endormis. Ils ne demanderaient pas mieux que de chasser les Wankh et de massacrer les Chasch Bleus, mais ils se refusent à mobiliser leur énergie. En un sens, c’est d’ailleurs un peu effrayant. C’est une race terriblement active qui est incapable de rester longtemps dans l’apathie. Un de ces jours, ce sera l’explosion et ils repartiront à l’attaque.

— Et les Pnume ? s’enquit Reith.

— Ils n’ont pas un comportement bien défini. (Anacho désigna du doigt les falaises auxquelles s’adossait Heï.) Avec ton télescope électronique, tu pourrais voir les magasins où ils entreposent les métaux qu’ils vendent aux Dirdir. Des Pnumekin viennent parfois à Sivishe pour une raison ou une autre. Toutes les collines et les plaines qui s’étendent au delà sont criblées de tunnels et les Pnume surveillent tous les faits et gestes des Dirdir. Cependant, ils ne se montrent jamais : ils ont peur, car les Dirdir les exterminent comme de la vermine. D’un autre côté, si un Dirdir s’en va chasser, il risque de ne jamais revenir. Les Pnume le capturent et l’entraînent au fond de leurs galeries. C’est du moins ce que l’on croit.

— Une pareille situation ne pourrait pas exister ailleurs que sur Tschaï. Des êtres qui ont des rapports commerciaux mais se détestent mutuellement et s’entre-tuent dès qu’ils s’aperçoivent !

Anacho eut un toussotement acerbe.

— Cela ne me paraît nullement extraordinaire. Faire du commerce est profitable pour les deux parties et s’entre-tuer assouvit la haine réciproque qu’elles se portent. Ce sont là deux institutions qui n’ont pas de points communs.

— Est-ce que les Dirdir ou les Hommes-Dirdir s’en prennent aux Pnumekin ?

— Pas à Sivishe, où ils observent la trêve. Mais, ailleurs, on détruit aussi les Pnumekin, bien que ceux-ci se montrent rarement. Somme toute, ils sont relativement peu nombreux et c’est sans doute la race la plus étrange et la plus remarquable de Tschaï… Maintenant, allons-nous-en avant d’attirer l’attention de la police des Chantiers.

— Trop tard, dit Traz d’une voix lugubre. On est précisément en train de nous observer.

— Qui ça ?

— Deux hommes… derrière nous. Un qui a une veste brune et un bonnet noir, l’autre une cape bleu sombre et une cagoule.

Anacho jeta un coup d’œil dans l’avenue.

— Ils n’appartiennent pas à la police… en tout cas, ce ne sont pas des gardes des Chantiers.

Reith et ses compagnons repartirent en direction de l’enchevêtrement de béton défraîchi qui constituait le centre de Sivishe. 4269 de La Carène, qui brillait derrière un voile de brume, baignait le décor d’une froide lueur bistre. Les deux hommes apparurent à découvert. Ils avançaient sans bruit et l’aile de la panique effleura le Terrien.

— Qui peuvent-ils être ? murmura-t-il.

— Je ne sais pas. (Anacho jeta un bref coup d’œil derrière lui, mais leurs suiveurs n’étaient que des silhouettes se découpant en ombres chinoises sur le fond lumineux du ciel.) Je ne pense pas que ce soient des Hommes-Dirdir. Nous sommes entrés en contact avec Aïla Woudiver et c’est peut-être lui qui fait l’objet de cette surveillance. Il pourrait aussi s’agir d’hommes à lui. Ou de criminels. Il n’est pas exclu qu’on nous ait vus arriver à bord du glisseur ou descendre dans les souterrains pour y déposer nos sequins. Pis encore : Maust a peut-être fait diffuser notre signalement. Et nous sommes reconnaissables.

— Il va falloir que nous en ayons le cœur net d’une manière ou d’une autre, déclara Reith d’un ton farouche. Tu vois l’endroit où la rue longe cette maison en ruine ?

— L’endroit est approprié.

Sans se presser, ils dépassèrent un arc-boutant de ciment écroulé. Une fois hors de vue, ils firent un saut de côté et attendirent. Leurs suiveurs se précipitèrent à longues foulées silencieuses. Quand ils arrivèrent à leur hauteur, Reith se jeta sur le premier tandis que Traz et Anacho s’emparaient de l’autre. Mais ils le lâchèrent aussitôt en poussant une exclamation. Le Terrien perçut fugitivement une curieuse odeur rance de camphre et de lait aigre, puis un violent choc électrique le projeta en arrière et un cri d’effroi grinçant jaillit de sa gorge. Les deux inconnus prirent la fuite.

— Je les ai vus, laissa tomber Anacho d’une voix sourde. C’étaient des Pnumekin ou, peut-être, des Gzhindra. Avaient-ils des bottes ? Les Pnumekin marchent pieds nus.

Reith fit quelques pas mais les deux personnages s’étaient miraculeusement volatilisés.

— Qui sont les Gzhindra ?

— Des hors-caste pnumekin.

Le trio s’enfonça de nouveau d’un pas lourd à travers les rues humides et froides de Sivishe.

— Cela aurait pu être pire, dit soudain Anacho.

— Mais pourquoi des Pnumekin s’amuseraient-ils à nous prendre en filature ?

— Ils nous suivent depuis que nous avons quitté Settra, murmura Traz. Peut-être nous pistaient-ils même avant.

— Les Pnume sont habités par d’étranges pensées, fit Anacho. Il est rare que leurs actes aient une explication rationnelle. Ils sont l’étoffe même de Tschaï.

Le Dirdir
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